Editions: ACTES SUD
Dans la traduction anglaise de La mort d’Ivan Ilitch de Léon Tostoï, juste avant de rendre son dernier souffle, Ivan Ilitch souhaite dire aux siens : “Forgive me”. Trop affaibli, il ne parvient à prononcer que “forego”. En choisissant pour titre Foregone (bien différent du Oh, Canada de la version française) pour son nouveau roman, Russell Banks s’est inscrit dans la lignée d’Ivan Ilitch, personnage que la maladie et l’approche de la mort vont pousser à faire la paix avec lui-même.
Dans Oh, Canada, Russell Banks met en scène le dernier entretien filmé de Leonard Fife, “l’un des documentaristes du Canada les plus renommés et admirés”. Âgé de septante-sept ans, ce dernier se sait condamné par un cancer. Celui qui, caméra au poing, n’a eu de cesse de démontrer la corruption, l’hypocrisie et les mensonges de l’État et du monde des affaires canadiens se doit de dévoiler (enfin) qui il est vraiment. Lui reste-t-il quelques semaines, quelques jours à vivre ? Fife est déterminé à livrer son histoire, déroulant le tout à sa guise, au grand dam du réalisateur qui avait d’autres intentions et ne peut qu’espérer que le montage lui permettra d’en tirer quelque chose de cohérent. Parce que lui-même est parvenu, pendant des décennies, à obtenir de ses interlocuteurs des choses qu’ils n’auraient jamais dites autrement que face à sa caméra, il sait mieux que quiconque les risques de l’exercice auquel il consent.
Être pardonné
“La confession suivie du repentir et de l’expiation mène au pardon. C’est là son plan, son seul but, à présent. Son ultime espoir, en fait.” Chez lui, dans une pièce plongée dans le noir, le visage à peine éclairé, Fife déroule le fil de sa vie. Le dispositif de l’interview n’est pour lui qu’un artifice lui permettant de mieux s’adresser à Emma, sa femme depuis trente-cinq ans. Car rien ne sera dit hors de sa présence. Celui que beaucoup considèrent comme le héros qui, en 1968, a fui au Canada pour échapper à la guerre du Vietnam, entend délivrer sa vérité ultime. Parce qu’elle suggère l’idée de rachat, cette confession a un accent religieux. “C’est le cancer qui lui a donné la liberté de creuser et de révéler le mensonge. Il n’y a plus d’?uvre inachevée à venir qu’il doive protéger ou promouvoir. Plus d’ambitions de carrière non réalisées. Plus personne à impressionner. Rien à perdre ou à gagner. Il n’y a plus d’avenir, et sans avenir, il n’y a rien que son passé puisse saboter ou défaire.” Mais ce qui importe plus que tout à Fife, c’est d’accorder enfin à Emma, après toutes ces années de vie commune, la qualité d’attention qui peut rendre leur amour possible. “La forme qu’il donne à tout ce qu’il raconte s’organise strictement par rapport à elle et à personne d’autre.”
Que veut dire “connaître” ?
Si raconter son histoire, c?est rester en vie, ce que livre Leonard Fife demeure partiel. Les souvenirs ne sont que ce qu?ils sont. Des années de trahison, d?abandon, de fuite, de fausses justifications ont laissé des traces. Et les effets conjugués des médicaments et de l?affaiblissement dû à la maladie l?entraînent malgré lui vers des déclarations qu?il n?avait pas anticipées. Lui qui entend dire qui il est vraiment, le sait-il seulement ? Et s?il se trompait sur le sens du mot “connaître” ? Et s?il n?était, in fine, qu?un personnage de fiction ? D?autant qu?il semble écouter sa propre voix comme si elle ne lui appartenait pas.
Est-il possible que Fife ait gâché sa vie ? Au cours des ans, il s’est offert plus d’un nouveau départ, et il tient à réussir le dernier. Avec ce roman crépusculaire, Russell Banks (Newton, 1940) qui, au fil d’une ?uvre aussi riche que politique, a toujours offert à ses personnages une étonnante authenticité, signe une vertigineuse réflexion sur l’identité. Enchâssant les niveaux de récit et de temporalité, multipliant les zones troubles, l’auteur de Continents à la dérive, American Darling et Affliction célèbre son art autant qu’il souligne les vérités fluctuantes et les faux-fuyants inhérents à toute vie humaine. C’est d’autant plus saisissant que tout, ici, pourrait avoir valeur de testament.